En psychologie traditionnelle, la co-dépendance est souvent perçue comme un problème individuel. On l'aborde comme un comportement dysfonctionnel nécessitant une correction : un « trouble » à diagnostiquer, un style d'attachement à problématique. L'objectif devient alors de « réparer » la personne pour qu'elle ne soit plus dépendante, avec l'idée qu'elle doit apprendre à fonctionner dans des relations d'interdépendance dites saines. Si cette intention de soutenir vers une pleine autonomie est légitime, cette perspective ne tient pas toujours compte de l'histoire de la personne ni des systèmes dans lesquels la personne évolue.
J'ai suivi des formations offertes par Linda Thaï, thérapeute spécialisée dans les traumas et conférence internationale qui avait une approche et une vision très globale et intégrative de nos styles d'attachement. Cette approche vient soutenir de manière neurobiologique mon intuition sur ce sujet : nous individualisons les défis que nous rencontrons plutôt que d'avoir une approche sociale, culturelle, institutionnelle et informée sur le traumatisme.
La co-dépendance : une adaptation, pas un dysfonctionnement
Dans l'approche traditionnelle, la-codépendance est classée parmi des comportements dysfonctionnels, associés à des attachements anxieux, dépendants, ambivalents, désorganisés, nécessitant une correction. Cependant, cette approche simplifie l'excès des comportements qui, en réalité, sont souvent des adaptations complexes à des environnements menaçants ou instables. Et notre système nerveux et réagit.
Plutôt que de la considérer comme un problème en soi, il est crucial de comprendre que la co-dépendance est une réponse adaptative à des traumatismes complexes, souvent enracinés dans l'histoire de l'individu. Lorsqu'une personne développe une tendance à s'adapter excessivement aux besoins des autres ou à se soumettre, c'est souvent parce que cette attitude a été une stratégie de survie face aux environnements insécurisés dans son enfance. La co-dépendance permet de prévenir une escalade des menaces perçues, notamment dans des situations où apaiser l'autre devient une nécessité vitale.
Cette réponse est en grande partie ancrée dans le système nerveux. Ce n'est pas simplement une construction mentale ou un comportement rationnel ; il s'agit d'une réaction instinctive face à un environnement perçu comme menaçant ou instable. Les personnes ayant vécu des traumatismes complexes apprennent inconsciemment à surveiller les signes de danger et à réguler les émotions des autres pour se protéger. La soumission ou l'hyper-adaptation devient alors des façons de maintenir un semblant de sécurité relationnelle. Ne l'oublions pas, être en lien d'attachement est le besoin prééminent des mammifères dont nous sommes.
La co-dépendance dans le contexte social actuel
Nous ne vivons pas dans une société parfaitement régulée, mais au contraire, nous visons dans une société où les traumatismes et la dérégulation sont omniprésents. Beaucoup de personnes sont elles-mêmes marquées par des expériences d'insécurité, et cela influencent leurs relations. La co-dépendance devient alors une forme de navigation sociale, une manière instinctive de gérer l'imprévisibilité dans un environnement où les systèmes de soutien sont souvent insuffisants ou absents.
C'est ici que la co-dépendance prend tout son sens : elle n'est pas qu'un vestige de nos blessures d'attachement d'enfance, mais une réponse active et nécessaire dans le présent. Dans des relations marquées par des traumatismes non résolus, la capacité à anticiper les besoins de l'autre, à apaiser son système nerveux, et à maintenir l'harmonie peut être vue comme une compétence de survie.
Transformer la vision de la co-dépendance
Plutôt que de éradiquer la co-dépendance, il est plus pertinent de l'aborder avec compassion et de reconnaître qu'elle reflète une adaptation à chercher des circonstances difficiles. Le mais n'est pas de qualifier ces comportements de dysfonctionnel mais d'aider la personne à trouver un équilibre. La véritable transformation ne réside pas dans l'élimination de la co-dépendance, mais dans l'apprentissage progressif de l'interdépendance, où l'on peut à la fois répondre à ses besoins et être présent pour les autres sans s'effacer complètement. .
Reconnaître les racines traumatiques et sociétales
Une compréhension plus nuancée de la co-dépendance implique aussi de voir les facteurs systémiques et relationnels en jeu. De nombreux comportements co-dépendants prennent racine dans des expériences d'abandon, de rejet ou d'insécurité dans l'enfance, mais ils se prolongent également parce que nous vivons dans une société marquée par des relations dysrégulées. La personne co-dépendante n'est donc pas seulement confrontée à un problème intérieur, mais à une réalité extérieure où le danger de blessures émotionnelles et relationnelles est bien réel.
Linda Thaï souligne également le caractère structurel et institutionnel de la co-dépendance. Elle ne se limite pas à une dynamique personnelle : elle est renforcée par des système de pouvoir, comme le patriarcat ou le capacitisme, et exacerbée dans des contextes ou des groupes marginalisés – notamment les femmes, les personnes racisées, les neurodivergents – sont socialement conditionnés à se soumettre pour éviter les dangers. Ces comportements de co-régulation forcée sont donc inscrits dans des dynamiques sociales plus larges.
Cette perspective critique se reflète dans les efforts récents pour intégrer des pratiques informées par les traumatismes dans divers secteurs, mais l'application de ces approches reste malheureusement incomplète. La recherche montre que la simple reconnaissance individuelle des traumatismes ne suffit pas sans une réforme plus large des structures et institutions qui perpétuent les traumatismes. Le risque d'une application superficielle de ces concepts est qu'elle peut aggraver le traumatisme par une trahison institutionnelle, en promettant des changements qui ne se matérialisent pas réellement ou qui ne prennent pas en compte les besoins profonds des personnes concernées.
La co-dépendance n'est pas un problème individuel à corriger, mais une adaptation intelligente à un monde imprévisible et souvent menaçant. Il s'agit d'un mécanisme de survie inscrit dans le corps et le système nerveux, une manière de répondre à des relations marquées par la dérégulation. L'enjeu n'est pas d'éradiquer la co-dépendance, mais de comprendre pourquoi elle est apparue, comment elle peut encore servir aujourd'hui, et comment il est possible de cultiver une interdépendance où les besoins de chacun sont respectés. Nous évoluons dans une société traumatisée, avec un lourd bagage traumatique transmis des générations anciennes et reconnaissons cela nous permet d'accompagner les personnes avec bienveillance, sans jugement, en honorant les stratégies de survie qu'elles ont dû développer.
Mélanie Ouimet, fondatrice du mouvement francophone de la neurodiversité et co-chercheuse en autisme
Références complémentaires :
Site officiel de Linda Thaï : linda-thai.com
Fondation de recherche sur les traumatismes : traumaresearchfoundation.org