Invisibles, les éducateurs spécialisés?

Bien le bonjour Monsieur Roberge,

Mon premier est une conjonction de coordination.

Mon deuxième est un titre de noblesse.

Mon troisième est la fin commune des mots « ventilateur » et « radiateur ».

Mon quatrième n’est pas ordinaire.

Mon cinquième est la suggestion que font souvent les parents à leurs enfants quand ceux-ci ont trop longtemps le nez collé aux écrans : « … donc à la place ! ».

Et mon tout est un métier unique, même s’il s’exerce auprès de nombreuses clientèles et dans de multiples milieux. »

C’est le mien.

Je suis éducateur spécialisé.

L’annonce que vous avez faite le 17 août dernier, avant la rentrée, a soudain fait ressortir des cartons poussiéreux, oubliés en bas des tablettes, l’existence de la profession d’éducateur spécialisé.

Profession qui, pourtant, n’avait pas arrêté de travailler depuis le début de la crise du COVID, que ce soit en Centres Jeunesse, en C.H.S.L.D., au sein des organismes communautaires, en milieu scolaire ou autre : les éducateurs spécialisés ont aussi été des acteurs importants, sur le terrain ou en télétravail, pour le soutien des familles et des personnes plus vulnérables dans notre société. Votre ministère annonçait à la mi-août un montant de 20 millions de dollars et différentes mesures pour venir en aide aux élèves à risque. L’ajout d’éducateurs spécialisés à la grandeur des écoles du Québec, afin de soutenir les enseignants et d’être plus disponibles pour permettre aux élèves de rattraper leur retard, est une de ces mesures. Pour la première fois depuis longtemps, notre profession était ainsi citée dans les médias, par vous, membre de notre gouvernement, et ce depuis le début de la crise.

Invisibles, les éducateurs spécialisés ?

Je m’interroge depuis longtemps sur les raisons de cette invisibilité. L’Association des éducateurs et éducatrices spécialisés du Québec[1], l’A.E.E.S.Q, fait pourtant un magnifique travail de promotion et de visibilité, en plus d’œuvrer vers la création d’un ordre professionnel.

Serait-ce alors parce que l’essence même de notre métier, c’est d’être avec la personne, au quotidien, sur le terrain… et qu’avec le confinement, certains ont pu avoir l’impression que c’était devenu impossible ? J’ai déjà évoqué le travail fait plus haut…cherchons ailleurs. Est-ce parce que, lorsqu’on parle d’une situation dans les médias, ce serait trop long de citer toutes les professions impliquées ? Peut-être… dans ce cas, je vous propose de le nommer clairement : par exemple, « Nous parlons ici d’enseignants, mais cela englobe en fait les divers acteurs du milieu scolaire[2] ». Simple. Serait-ce encore parce qu’en milieu scolaire, justement, les éducateurs spécialisés font partie du personnel de soutien au sens large, avec les secrétaires, les concierges… ? Si c’est le cas, ce serait aussi le temps de mettre en lumière les autres métiers importants, non ?

Mon fils m’a soumis quant à lui une autre hypothèse à l’existence de cette « cape d’invisibilité », comme celle que porte Harry Potter dans l’œuvre de J.K. Rowling, cape qui semble recouvrir notre profession et la dissimuler au regard de la société. En voiture, arrêtés à une lumière, nous avions remarqué de nouvelles constructions le long de la route, dont certaines enseignes de restauration dite « rapide ». Comme je faisais la remarque qu’il y en avait partout, mon fils me surpris par son point de vue. « Tu sais, maman, la poutine, c’est bon, pas trop cher et en manger fait passer un bon moment facile. Si les gens ont des problèmes, c’est plus simple d’aller manger de la malbouffe que d’aller consulter, non ? On oublie pour un petit moment qu’on a un problème. Alors que pour se prendre en main, aller voir des gens comme toi, il faut reconnaître d’abord qu’on en a un, de problème et qu’on a besoin d’aide ». Cela m’a semblé bien lucide et si pertinent ! C’est une bonne explication du silence de tous, et même des parents et des familles des personnes aidées, non ? Leur situation est déjà difficile, ils doivent faire preuve de beaucoup de courage pour y faire face quotidiennement, parfois la culpabilité embarque, voir la honte… Ils aimeraient tellement ne pas en avoir besoin, d’aide !

Aider, c’est pourtant l’essence même de notre métier. On y ajoute la compréhension, l’acceptation et l’action de la personne mise, elle, pas nous, en avant plan. Écoutons des collègues éducateurs spécialisés en parler. « Démontrer son importance à la personne elle-même, sans jugement, en dédramatisant et en faisant preuve de compassion », souligne Karine Michel. « Découvrir le besoin (même s’il est évoqué du bout des lèvres ou pas du tout…) et y répondre », explique Lyne Robillard, et j’ajouterais faire que notre action nous permette, à court ou à plus long terme, de nous effacer, que la personne puisse se passer de nous. L’ombre pour permettre d’aller (re)chercher la lumière au cœur de chacun. « Croire une élève quand plus personne ne la croit capable », donne Méli Mélo en exemple. « Maintenir le lien, même dans les moments les plus ombragés » ajoute Mélanie Lapointe, psychoéducatrice. Pour Lune Argentée, « le lien de confiance s’établit quand on apprend à connaître la personne comme elle est, avec ses forces et ses faiblesses ». « Permettre à la personne d’être en situation de bien-être et de participation sociale », ajoute à nouveau Lyne Robillard. Prendre le temps, écouter, « faire confiance à sa formation et à ses outils, pour Héloïse Charbonneau, même pour un accompagnement différent, comme un accompagnement en fin de vie par exemple » ou encore pour occuper un poste en classe E.S.I. (Enseignement Structuré Individualisé) avec des élèves autistes au secondaire, une première en carrière… « Servir d’activateur pour mettre en lumière le trésor déjà en soi », chez l’autre ou chez nous, merci Mélanie Lapointe.[3]

Soyons fiers ! Mettons-nous en lumière ! Le gouvernement et vous, monsieur Roberge, avez finalement pensé à nous, en éducation notamment, avec la promesse de l’embauche et l’ajout d’éducateurs spécialisés : c’est donc que nos compétences et notre savoir sont reconnus. « Ah… oups ! » comme diraient nos élèves… comment ajouter du personnel alors que nous sommes en rareté ?! Déjà l’an passé, nous n’étions que si peu remplacés quand nous étions malades, tellement il manquait de collègues… imaginez cette année ! La rentrée qui vient de se dérouler a été un véritable casse-tête… Alors de là à ajouter du soutien aux élèves… De belles paroles creuses ?

Je vous propose donc une mesure concrète, applicable à court terme, qui permettra d’ajouter assez d’éducateurs spécialisés pour que les élèves aient vraiment le support dont ils ont besoin : permettre l’engagement par les Centres de Services Scolaires des éducateurs spécialisés possédant une Attestation d’Études Collégiales. Offrons donc la possibilité de terminer les cours de base plus tard… Actuellement, bon nombre de centres de services n’acceptent que le D.E.C., Diplôme d’Études Collégiales, au détriment de l’A.E.C., et ce malgré les démarches entreprises par les Cégeps offrant l’attestation. Pour accueillir régulièrement leurs stagiaires futurs éducateurs spécialisés, je trouve que la formation est pertinente et forme efficacement nos collègues de demain. Dont certains sont quand même engagés, mais payés moins cher pour une charge de travail pourtant identique ! Quelle logique !

« Mon premier est une conjonction de coordination. La coordination et le travail en collaboration, multidisciplinaire, on connaît cela !

Mon deuxième est un titre de noblesse. La noblesse de notre métier, elle est dans les gestes de tous les jours. En pleine conscience de soi et de l’autre.

Mon troisième est la fin commune des mots « ventilateur » et « radiateur ». J’aurais pu choisir un mot essentiel, « accompagn-ateur »… vous auriez sans doute trouvé trop vite !

Mon quatrième n’est pas ordinaire. Faire de l’ordinaire quelque chose d’extraordinaire, tout un credo, qui est celui de la positive que je suis.

Mon cinquième est la suggestion que font souvent les parents à leurs enfants quand ceux-ci ont trop longtemps le nez collé aux écrans : « ….. donc à la place ! ». « Lisez ! » et formez-vous, en continu, car nous sommes notre propre outil.

Et mon tout est un métier unique, même s’il s’exerce auprès de nombreuses clientèles et dans de multiples milieux. Je suis fière d’être éducateur spécialisé. »

Et si vous, monsieur Roberge, si vous aussi, parents, collègues, familles, public… vous trouvez cette profession pertinente, essentielle, aidante… merci d’en parler autour de vous, en confiance, même juste un peu, même en murmurant, pour la faire connaître et permettre à d’autres d’en bénéficier. Et qu’eux-mêmes se sentent fiers d’accepter de cheminer. Ensemble, c’est tout[4]. Ensemble, c’est nous tous !

SaBine Gémis

Éducatrice spécialisée positive, en milieu scolaire et au privé (Sabine en couleurs)



Références

[1] www.aeesq.ca

[2] En effet, nous collaborons fort bien avec les enseignants, que ce soit en adaptation scolaire où nous sommes plus nombreux, mais aussi au régulier, en intégration des élèves à besoins dits particuliers.

[3] Tous les propos ont été recueillis sur le groupe Facebook des Trésors en éducation spécialisée, groupe de Marie-Claude Armstrong, éducatrice spécialisée, fondatrice et entrepreneure.

[4]Titre d’un roman d’Ana Gavalda, éditions Le Dilettante, 2004. »

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